mardi 7 août 2012

LE VIEUX MONSIEUR DU BORD DE SEINE



Je me promenais un jour au bord de la Seine, à Corbeil, là où les moulins ont l'air de vieux châteaux qui projettent leurs ombres sur l'eau. Un monsieur fort âgé vint marcher à mes côtés.

- Faites comme si de rien n'était, me dit-il, nous ne nous connaissons pas (j'avais du mal à l'entendre à cause des gros camions qui passaient en trombe sur la route) connaissez-vous les histoires de ce pays ? Répondez-moi franchement.

Je fis non de la tête.

- Le contraire m'aurait étonné, répondit l'homme âgé, moi-même je les ai toutes perdues.

- Et pourquoi ?

- Mais parce qu'ils ont trop remué la terre et que les gens n'arrêtent plus de bouger ! Où voulez-vous qu'elles se logent quand plus rien ne tient en place ?

Je n'avais jamais pensé à cela.

- Tout de même, elles doivent bien être quelque part ! m'écriai-je. Elles n'ont pas pu disparaître.

- Qui sait ? Qui sait ?

Je me promenais au bord de la Seine, à Corbeil, et le monsieur qui marchait  à côté de moi me fit soudain un petit signe en soulevant son chapeau, puis accéléra le pas, si vite, si vite, que jamais je ne pus le rejoindre.

"Tout de même, tout de même, me suis-je dit, les histoires ne s'évanouissent  pas comme cela ! Elles en ont vu d'autres !"

Et comme je me mis à chercher, je tombai  sur la piste d'un arbre, mais écoutez plutôt.....

lundi 6 août 2012

LE SOIR OU L'ORME A MARTIN DELIVRA TOUS SES CONTES

Sur le plateau d'Evry était un très vieil arbre qui trônait comme un roi solitaire ; son écorce était si ridée qu'on aurait dit un parchemin d'avant le déluge. On l'appelait l'Orme à Martin.

Un jour, les hommes décidèrent de construire une ville d'un seul coup, une ville nouvelle du jour au lendemain, ou presque. Il y a déjà longtemps de cela puisque ceux qui l'ont vu naître ne pourraient plus dire comment c'était avant, non plus vraiment. Un paysage en chasse un autre, comme le font les nuages dans le ciel, les jours de vent.

A ville nouvelle, gare nouvelle et nouvelle voie ferrée, tout de nouveau, c'est comme cela. l'Orme à Martin tombait juste sur le nouveau tracé.

- Tout de même, tout de même,  il ne faut pas l'abattre, détournons le tracé.....

Et les dessinateurs, dans leur bureau, refirent leurs plans et leurs calculs. L'Orme à Martin serait sauvé. Fort bien.

Grattent les pelles, tournent les camions et monte le béton.... Ah mais ! Personne n'avait songé à cela ; la voie ferrée devait passer en creux,  dans une tranchée de neuf mètres, pour que les trains fassent moins de bruit, et l'Orme à Martin se trouvait juste dans la pente du talus, il empêchait de creuser. Cette fois, trop tard, on ne pouvait rien pour lui, rien que l'abattre.

Mais il est une chose que bien peu de gens savent. Cela remonte à bien avant les villes nouvelles et même avant les châteaux et les guerres et tout ce que vous pouvez imaginer. Je vais vous la dire.

Il fut un temps où les hommes parlaient avec les arbres, pas comme je vous parle bien sûr, ce serait trop facile ; je veux dire qu'ils connaissaient leur langage et que les arbres, du moins certains, recueillaient dans leur feuillage le bruissement des histoires que les hommes racontaient. Ces arbres-là avaient pour nom : arbres-mémoires. Aujourd'hui encore il en demeure un par pays. C'est du moins ce qu'affirment certains vieux et des petits enfants qui ne sont pas allés à l'école.

Mais n'est pas arbre-mémoire qui veut. Il faut être solitaire, capable de vivre des centaines d'années, avoir un énorme feuillage, être prêt à tout entendre et, bien sûr, à tout retenir. L'Orme à Martin était de ceux-là.

L'Orme à Martin allait mourir !... Le bruit courut de rivières en forêts. Les hommes, eux, pour se consoler, se dirent que tous les ormes étant condamnés par maladie, on n'allait pas en faire un drame. Ils ne se rendaient pas bien compte. Mais les oiseaux l'entendirent autrement. On ne laisse pas mourir comme ça un arbre-mémoire. Ils le savent en naissant. Ils se souvinrent de la coutume et firent ce qu'ils avaient à faire...

La veille de sa mort, deux oiseaux de chaque espèce soigneusement choisis par les leurs se réunirent dans le feuillage de l'arbre, à la tombée du jour. Sitôt que le soleil fut couché, là-bas, derrière les grues et les camions, ils firent silence et l'Orme se mit à parler dans son langage. Toute la nuit il raconta, s'arrêtant juste un instant entre deux récits, le temps de bien choisir ses mots. Toute la nuit  il donna ses contes et vida sa mémoire, consciencieusement, malgré sa crainte de ne pas en venir à bout avant que le soleil se lève à nouveau.

Les oiseaux, qui ne sont pas très attentifs et qui le savent s'étaient organisés comme le veut la coutume ; le premier tout en haut écouta le début et, quand sa tête fut pleine, il battit de l'aile pour faire signe au deuxième, qui retint tout ce qu'il put puis battit de l'aile pour faire signe au troisième, ça s'est toujours passé comme cela, toujours, depuis la première fois.

Pendant ce temps, dans leur baraque de chantier, à deux pas de là, Fredo, Ahmed, Jeannot et Mamadou dormaient, la tête pleine du bruit des pelles mécaniques.

Vers trois heures du matin, Ahmed sortit griller une cigarette. C'était pleine lune et, pour la dernière fois l'Orme projetait l'ombre de sa large stature autour de lui. Peut-être bien qu'Ahmed sentit quelque chose, car il s'attarda plus qu'à son habitude sur le seuil de la baraque, peut-être bien..... Mais l'arbre ne s'arrêta pas de conter, bien sûr ; il le faisait sans ordre, comme ça lui venait, jetant parfois un regard vers les étoiles pour s'assurer qu'il aurait le temps de tout dire. Ainsi tombèrent de l'Orme à Martin les histoires du pays de l'Essonne.

Les arbres  veillent sur notre mémoire. Fort bien....